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Le temps des corsaires


Symbole d’exploits et de liberté, la vie des corsaires n’était pas faite que d’aventures... Dès le XVe siècle, la guerre de course possédait ses règles et ses lois. Récit d’une épopée immortalisée par Jean Bart.


Depuis des siècles, leurs exploits nourrissent les rêves et les jeux des enfants. Symboles de courage et d'aventures, ils ont inspiré d'innombrables films et au moins autant de romans. Dunkerque s'est même identifiée à l'un d'entre eux, au point de se faire appeler "la cité de Jean Bart".

Le fameux corsaire y a bien sûr sa cantate et sa statue, mais aussi des objets plus "commerciaux" qui portent son nom : spécialités culinaires, alcools, boîtes de cirage, automate publicitaire... Mais si tous "les enfants de Jean Bart" connaissent leur héros, on ignore souvent la distance qui sépare l'image romantique du corsaire de la réalité historique.

Il faut avant tout distinguer la guerre de course - activité financée au grand jour visant le commerce sous pavillon ennemi - de la piraterie, brigandage maritime pur et simple. Même si en Manche et en mer du Nord la marge qui sépare les deux activités a souvent été très mince...

Alors que l'origine de la piraterie est immémoriale, la guerre de course naît, au début de l'époque médiévale, de la pratique des représailles : un armateur dont le bateau a été saisi se retourne contre celui qui a capturé son navire, voire contre un marchand de la même famille ou du même port. Dans le contexte de guerre permanente de l'Europe du XVe siècle, cette "vendetta" maritime va se codifier ou se légaliser peu à peu...

À la fin du XVIe siècle, la révolte des Hollandais (surnommés "les gueux de mer") pour leur indépendance entraîne la destruction de la flotte harenguière de Dunkerque. Restés fidèles au roi d'Espagne, les équipages dunkerquois se tournent vers la course comme moyen de survie à partir de 1567.

Grâce à sa situation stratégique, la ville devient la première base navale de l'Espagne dans sa lutte contre la Hollande pendant la guerre dite de 80 ans. Farnèse, infant d’Espagne, y installe une escadre royale. En 1586, le viceamiral De Wacken ramène des navires de blé qui sauvent la basse flandre de la famine. En s'emparant de navires hollandais revendus ensuite au profit du roi, au lieu de les couler comme le veut la stratégie guerrière, De Wacken applique une "tactique" corsaire.

Le magistrat de Dunkerque (l'équivalent du conseil municipal) favorise également la guerre de course et les corsaires "particuliers" sont une quinzaine en 1585.Devant leurs succès, les insurgés des Provinces-Unies (l'équivalent des Pays-Bas actuels) traitent les Dunkerquois capturés comme des "pirates" et les jettent par-dessus bord attachés deux à deux : c'est ce que l'on nomme alors "le lavement de pied à la dunkerquoise"...

                                             

À partir de Charles Quint, les Espagnols établissent une législation corsaire qui sera adoptée par les autres nations européennes. En matière de prises, la coutume prévaut alors du partage par tiers : deux pour l'armateur, le capitaine et l'amirauté, et un pour l'équipage. Quant aux captures effectuées pour l'empereur, elles sont partagées en deux : une moitié pour l'amiral et ses gens, l'autre pour l'empereur.

Un conseil d'amirauté, qui juge également les prises, est installé à Dunkerque de 1577 à 1583. Un nouveau "code des prises", précisant les précédents règlements, est adopté par l'Espagne en 1590 : "l'abordage" donne lieu à des formalités précises, le pillage est passible de peine de mort et il est interdit de couler les navires ou de noyer les prisonniers. Une ordonnance sur le droit de "pluntrage" (butin) complète les instructions données aux corsaires. Le capitaine corsaire - nanti d'une "lettre de marque" qui l'autorise à effectuer en temps de guerre des prises dans la flotte marchande des nations adverses - ne peut appareiller qu'après avoir prêté serment de suivre le code des prises et déposé son rôle d'équipage.

Les comptes rendus des prises par le tribunal doivent être envoyés à Bruxelles par le greffier de l'amirauté. À Dunkerque, de 1620 à 1640, il se nomme Jean Pennincq : ses lettres ont été en grande partie conservées et publiées. Les papiers de bord du navire capturé sont examinés par les juges de l'amirauté qui interrogent aussi les prisonniers. Les ventes se font ensuite aux enchères publiques : c'est ainsi que l'on retrouve dans l'inventaire des biens de notables dunkerquois des étoffes de provenances lointaines acquises après une prise corsaire...

De 1621 à 1648, la guerre de course atteint à Dunkerque des sommets longtemps ignorés des historiens. La grande originalité dunkerquoise est d'associer l'armada royale pratiquant une stratégie corsaire et les corsaires particuliers. Les prises communes sont alors partagées selon un règlement très précis. L'escadre royale commandée par Jacques Colaert, corsaire particulier puis chef d'escadre et amiral, coule environ 80 bateaux hollandais en 1628, puis 89 en 1635 au large de l'Écosse.

                               

Durant cette période, 600 à 1 000 harenguiers hollandais sont détruits. De 1620 à 1640, les corsaires particuliers ont pris chaque année 5 à 10 % de la flotte marchande hollandaise. Pourtant, les corsaires reviennent souvent sans avoir fait de prise. Statistiquement, on ne peut naviguer plus de trois ans sans être capturé.

C'est pourquoi les armateurs ne confient leurs plus belles unités (des frégates de 50 à 150 tonneaux avec une dizaine de canons et 60 à 150 hommes) qu'à des capitaines très expérimentés. Le roi d'Espagne récompense la bravoure des "capres" dunkerquois et les meilleurs entrent dans la marine.

Sous Louis XIV, la guerre de course se poursuit et Jean Bart symbolise la réussite du port de Dunkerque. Embarqué en 1672 comme matelot, il est nommé l'année suivante capitaine, à l'âge de 23 ans, d'un petit bâtiment de 35 tonneaux, 2 canons et 34 hommes d'équipage.

Dès sa première campagne, il capture sept navires. De 1674 à 1678, il en capture 81 et Colbert le recrute dans la marine royale en 1679. Dunkerque est alors dotée d'un arsenal royal. Une escadre y est basée en permanence. De 1690 à 1705, l'escadre comprend 4 à 8 vaisseaux ou frégates de 18 à 50 canons, dont le commandement est confié à Jean Bart, puis au chevalier de Saint-Pol.

L'escadre corsaire du roi ne ramène que les prises les plus riches et brûle les autres, contrairement aux corsaires particuliers qui ne détruisent jamais un ennemi, préférant le rançonner. Elle escorte également des convois. Le 29 juin 1694, Jean Bart se voit ainsi confier la protection de convois de blé provenant de Pologne et de Moscovie, mais l'une de ces flottilles de denrées est capturée par les Hollandais avant qu'il ait pu en prendre possession.

Après une bataille au large du Texel, Jean Bart reprend une centaine de bateaux chargés de blé et rentre définitivement dans la légende pour avoir sauvé la France de la famine. Ce "fameux gaillard" (il aurait mesuré plus d'un mètre quatrevingts) est anobli par Louis XIV à la suite de cet exploit. Jean Bart meurt en 1702. Il est inhumé dans le choeur de l'église Saint-Éloi.

Au cours des guerres du XVIIIe siècle, la course française n'est plus aussi brillante que sous Louis XIV. Les navires de commerce escortés par de puissants bâtiments de guerre sont devenus des proies plus difficiles. De leur côté, les corsaires particuliers ne bénéficient plus de l'aide des escadres royales. Pourtant, Dunkerque s'impose alors comme le premier port corsaire de France, loin devant Saint-Malo, tant par le nombre de corsaires que par celui des prises.

Durant la guerre d’Indépendance américaine, Dunkerque est un havre depuis lequel les corsaires américains choisissent d’opérer contre l’Angleterre. La guerre de course finit par disparaître entre 1815 et 1840, après les guerres napoléoniennes. Elle sera officiellement condamnée par les nations européennes au traité de Paris en 1856.

Joseph, Dieu et les esclaves

En 1753, dans une plantation située au fond de l’Ile-à-Vache à Saint-Domingue (actuel Haïti), Joseph Dewaert se meurt, très loin de Dunkerque où il est né. Comme les corsaires, il n’avait pas pu résister à l’appel de l’aventure.

Mais le temps est venu de se mettre en règle avec Dieu. Il a toute sa vie, au sein de la Sainte Église catholique, cru "fermement tout ce qu’elle (lui) a ordonné de croire". Mais Joseph a peur : le "malin esprit" pourrait profiter de sa maladie pour le faire succomber à la "tentation diabolique". Cependant Joseph sait que Dieu est miséricordieux et saura le comprendre.

Alors, il peut attendre la mort sereinement comme une délivrance du péché. Empreint d’humilité, il souhaite des funérailles sans pompe, que son corps soit inhumé décemment, qu’un modeste service soit dit le jour de son enterrement ou plus tard.

Il souhaite aussi, pour être toujours en paix avec Dieu, faire dire des prières.Aussi demande-t-il à ses soeurs qu’un service solennel et un service anniversaire soient confiés aux religieux du couvent des Capucins de Dunkerque pour le repos de son âme.Toute sa famille, ses proches et ses amis sont invités à y participer. Bien entendu, il pourvoit aux dépenses. Charitable, il lègue 1 500 livres à l’hôpital de Dunkerque et 300 livres à sa paroisse de Cayes de Saint-Domingue.

Puis, Joseph pense à ses biens terrestres : il lègue sa plantation à deux amis qui vivent près de lui et diverses sommes d’argent à sa famille.

Il pense aussi à ses esclaves et surtout à ceux qui assument auprès de lui les tâches domestiques. Il interdit leur vente et ordonne qu’ils soient affectés au jardin. Quant à l’esclave qu’il a confié à ses soeurs à Dunkerque, il souhaite qu’elle reste en Europe et si un jour elle devait revenir à Saint-Domingue, elle y serait vendue…
(Archives municipales de Dunkerque.- série 77/43)

Lettre d’anoblissement de Jean Bart

Par cette lettre, le roi Louis XIV anoblit le roturier Jean Bart en août 1694, en reconnaissance des actes de bravoure accomplis au service du royaume de France. Par sa victoire contre les Hollandais au Texel, il avait sauvé le pays de la famine en s’emparant d’un convoi de navires chargés de blé.

Les armes figurant sur la lettre sont celles de Jean Bart. Les ancres font allusion au grade de capitaine de vaisseau, le lion rappelle les armes de Dunkerque, la fleur de lis, rarement octroyée, récompense un haut fait d’armes, le sabre indique l’origine militaire de l’anoblissement ; quant à la croix de Saint-Louis, elle lui fut accordée quelques mois auparavant.
(Archives municipales de Dunkerque - n.c.)

Textes écrits par Patrick Villiers et Christine Harbion